co-construction, stratégie, design avec une approche (éco-)systémique

L’art d’aligner les groupes

Comment un groupe peut-il arriver à collaborer effectivement ? Dans cet article, le consultant et facilitateur américain Eugene Eric Kim décrit son expérience et son approche dans l’art d’aligner les groupes.

L’art d’aligner les groupes

par Eugene Eric Kim (domaine public), traduction Lilian Ricaud.

Ma meilleure expérience de collaboration avec un groupe a eu lieu il y a presque 20 ans sur un terrain de basket. Je venais juste de me remettre d’une blessure au dos et commençais à retrouver mon jeu habituel pour la première fois depuis 2 mois. A ma grande surprise, un groupe de nouvelles personnes s’est présenté ce jour là, et j’ai fini par jouer dans une équipe avec quatre autres gars que je connaissais pas.

Cela n’a pas eu d’importance. Ce jour là, le jeu que nous avons joué était le plus beau basket que j’ai pu vivre. C’était comme une danse. Personne n’était particulièrement fort individuellement, mais tout le monde savait jouer collectivement. Les gens bougeaient sans le ballon, courant à travers le terrain, la balle touchait rarement le sol, passant rapidement d’un joueur à l’autre – dribble, dribble, passe, passe, passe…

Nous jouions vite, mais c’était comme si je voyais les choses au ralenti. Je passais la balle dans des coins vides et la bonne personne apparaissait comme par magie lorsque le ballon arrivait. Chaque panier que nous rentrions était facile et nous en avons beaucoup marqué avant que le calvaire de l’autre équipe cesse.

Le score final montrait que nous avions collaboré de manière effective, mais cela n’expliquait pas grand chose. Cela ne disait pas ce que cela faisait de jouer avec cette équipe, d’être dans le flot avec quatre autres personnes dont aucune n’avait joué ensemble avant. Chaque mouvement semblait sans effort et plaisant. Je me sentais vivant. L’équipe se sentait vivante.

Alignement vs Accord

Le gens demandent souvent comme je mesure une collaboration effective. Ma réponse est toujours « Ça dépend. Quel est l’objectif ? » La collaboration, par définition, consiste à travailler ensemble pour atteindre un objectif partagé. Celà importe, que l’on atteigne l’objectif ou pas. Cependant la façon dont chacun se sent dans la recherche de cet objectif compte aussi. L’appréciation du succès doit prendre en considération ces deux éléments.

Je pense que le mot « alignement » exprime particulièrement bien cette nuance en suggérant à la fois la direction et le mouvement. L’alignement est dynamique. Cela n’a pas d’importance cruciale que les roues de votre voiture soit alignées si vous n’êtes pas en mouvement.

L’alignement n’est pas blanc ou noir. Si les roues de votre voiture ne sont pas parfaitement alignées, vous êtes quand même capable de conduire, même si ce ne sera pas aussi fluide et efficace que possible. Le degré de résistance que vous percevez est une mesure de votre niveau d’alignement.

Bien que la plupart des gens confondent souvent les deux, « alignement » n’est pas la même chose que « accord ». Un groupe peut être verbalement d’accord sur une destination, mais ses participants bouger dans des directions opposées.

De même, un groupe peut bouger de manière parfaitement synchronisée sans jamais s’être explicitement mis d’accord sur où il veut aller ni comment y aller (comme c’était le cas dans mon jeu de basket). Il peut même réussir tout en ayant des désaccords explicites.

La distinction est importante. Ce n’est pas forcément difficile de mettre un groupe d’accord sur quelque chose. Une façon d’y arriver et de faire une déclaration si abstraite qu’elle est à la fois indiscutable mais vide de sens.

Un exemple que j’entends souvent est « nous accordons beaucoup d’importance à la collaboration ». Un autre est « notre objectif est de mieux servir nos clients ».

Peu de gens désapprouveraient ces déclarations, mais en soi, elles sont trop larges pour avoir du sens. L’accord sans alignement survient souvent dans des groupes redoutant le conflit, où les gens préfèrent approuver qu’argumenter.

Être en alignement est différent de se déplacer en alignement. Si le but est que tout le monde se déplace vers le même objectif en rythme et sans résistance, alors tout le monde doit à la fois (1) vouloir se déplacer en alignement avec tous les autres et (2) être capable de le faire. On réussit le premier point en s’alignant. On réussit le second en s’entraînant.

Comment peut-on aligner un groupe ? Comment peut-on dire qu’un groupe est aligné ? Et comment les groupes peuvent ils s’entraîner à se déplacer de manière alignée ?

L’alignement, pas le contrôle

Il n’y a pas une bonne façon de mettre un groupe en alignement. Parfois ça arrive simplement. Le plus souvent, ça demande du travail.

La plupart des gens semblent considérer l’alignement comme une adhésion obtenue de manière descendante (Eugene Kim parle de « buy-in », sous entendu on promeut et on « vend » une proposition). En d’autres mots, quelqu’un – habituellement une personne en position de pouvoir sur les autres – réfléchit très fort à la « bonne » manière de faire quelque chose, puis essaye de convaincre tous les autres de suivre sa proposition, en utilisant une combinaison d’encouragements et de menaces, et en intégrant éventuellement quelques remarques en cours de route.

Ce n’est pas mal en soi, mais ce n’est pas la meilleure façon de motiver les gens. L’intelligence collective du groupe n’est pas pleinement utilisée et la plupart du temps cela n’aboutit pas à une grande réussite.

Ma philosophie est qu’avec les groupes, avoir plus de perspectives conduit à de meilleurs résultats. Quand il s’agit d’objectifs et de stratégie, plutôt que d’avoir une situation où un petit nombre de personnes arrivent avec des idées auxquelles les autres répondent ou se soumettent, je veux faire réfléchir autant de personnes que possible au problème à résoudre et co-créer la solution.

C’est généralement plus lent et fouillis (au début), car la co-création nécessite que les gens s’alignent sur leurs points de vue, leur langage et qu’ils fassent des efforts à la fois individuellement et collectivement. Mais ces efforts mènent à une plus grande appropriation qui aboutit au final à une plus grande réussite.

L’alignement supprime le besoin de contrôle, mais nécessite d’être capable de digérer le fouilis de la phase d’alignement. Un sentiment de fluidité est caractéristique lorsqu’on se déplace de manière aligné tandis que durant le processus d’alignement cela peut être exactement l’opposé.

Construire de l’alignement

A quoi ressemble un effort productif ? Quel est alors le ressenti ? En quoi est ce différent d’un effort improductif ? Comment savoir combien de temps laisser durer le processus ?
Ce que je peux offrir de mieux comme réponse à ces questions, ce sont mes propres stratégies pour construire de l’alignement.

Commencez par demander et écouter. Donner une chance aux personnes de penser à quelque chose d’abord par eux mêmes, mêmes si vous avez déja beaucoup travaillé cette réflexion. Si leur pensée est alignée avec la votre, utilisez leurs mots afin qu’ils se voient eux mêmes dans le travail.

Écrivez le. Nous menons tous des vies bien remplies. Il est facile d’oublier des choses, particulièrement quand elles sont compliquées. Capturer par écrit l’état des réflexions du groupe, mêmes lorsqu’elles sont désordonnées, et garder cette trace constamment en vue aide un groupe à bâtir sur l’existant plutôt que de reconstruire sa pensée en permanence.

Posez des jalons. Vous n’avez pas besoin d’avoir tout juste au premier coup, les jalons peuvent être retirés ou déplacés. N’attendez pas qu’un groupe soit aligné au premier essai, particulièrement si c’est à propos de quelque chose de désordonnée et compliqué. A la place, essayez d’obtenir autant d’alignement que possible autour de quelque chose de d’imparfait, avancez autant que vous pouvez, puis revisitez et révisez en partant de l’expérience précédente. Le groupe tout entier apprendra au fur et à mesure qu’il avance.

J’utilise le “Squirm Test” et le “T-shirt Test” pour m’aider à évaluer à quel point un groupe est aligné. Énoncé simplement, si un groupe prend un décision et que quelqu’un commence à être embarassé cette personne n’est pas complètement alignée. Si les personnes croient si fort à une décision qu’elles sont prêtes, ou même enthousiastes, à l’idée de la porter sur un t-shirt, alors elles sont alignées. Continuez à ajuster les jalons jusqu’à ce que l’embarras parte et que tout le monde porte le t-shirt.

Créez des boucles de feedback (rétroaction) en temps réel. Bouger en alignement avec les autres nécessite un feedback constant. Si vous ne pouvez pas voir comment votre groupe bouge dans son ensemble, vous ne pouvez ajuster. Plus vous avez d’indicateurs en temps réel (incluant les tests Squirm and T-shirt) et plus vous travaillez de manière transparente, plus il y a de chances que les personnes soient capables de voir et réagir aux autres.

Rappelez vous les uns les autres ce que vous faites et pourquoi vous le faites. La meilleure chose que vous puissiez faire quand vous peinez est de prendre un pas de recul et de vous rappeler pourquoi vous êtes dans ce processus. Il est utile de vous rappeler des moments ou vous étiez en alignement avec d’autres et les efforts qu’il a fallu pour en arriver là. Il est aussi utile de vous rappeler des moments quand vous aviez décidé de prendre des raccourcis sans être pleinement alignés.

Bouger de manière aligné est difficile

Je suis particulièrement adepte de pratiques physiques/corporelles comme moyen de vous rappeler viscéralement à quoi ressemble l’alignement, son ressenti et ce qu’il faut pour en arriver là. Le basket est une forme de pratique physique, mais ce n’est pas attractif pour tout le monde, il y a beaucoup d’autres excellentes pratiques plus faciles pour le corps.

Une des mes favorites est un exercice de respiration en groupe qui m’a été enseigné par Eveline Shen, la directrice de Forward Together. Ce groupe utilise régulièrement ce qu’ils appellent la « Pratique courageuse » comme moyen de rester ancré et aligné. Cet exercice commence debout, en cercle, et consiste à prendre d’abord quelques respirations profondes ensemble. Vous ajoutez ensuite du mouvement à votre respiration: levant vos bras à angle droit lorsque vous inspirez et les descendant lorsque vous expirez. Le but est de respirer en coordination les uns avec les autres. Il peut être utile d’avoir quelques personnes sortant du cercle pour observer à quel point le groupe est aligné.

Il existe de nombreuses variantes de cet exercice : changer l’orientation des personnes dans le cercle afin que certains soient tournés vers l’intérieur et d’autres vers l’extérieur, se tenir debout en ligne ou une autre forme, désigner un meneur ou pas…

Il apparaît que le simple acte de respirer en groupe de manière alignée est difficile. Pratiquer ne vous aide pas seulement à devenir meilleur à cet exercice, mais vous aide aussi à developper des stratégie pour bouger de manière alignée qui peuvent s’appliquer au delà de la respiration.

Bien qu’il soit difficile d’atteindre un alignement parfait, la leçon la plus importante de cet exercice est que, quand tout le monde essaye, les personnes sont généralement « très bonnes » à respirer ensemble. « Très bon » est un objectif valable pour n’importe quel groupe qui essaye de collaborer. Au-delà du jeu de basket, j’ai eu beaucoup d’autres expériences qui étaient très bonnes et chacune d’elle était pleine de joie, satisfaisante et productive.

L’alignement est un processus. Ajustez vos attentes en conséquence et célébrez chaque victoire en chemin.

The Art of aligning groups par Eugene Eric Kim (domaine public), traduction Lilian Ricaud.
Photo par Simon. CC BY-NC-ND 2.0.

 

En lien avec le sujet: formats pour s’aligner et obtenir une vision partagée (Métacartes)


Cet article a nécessité 14 pomodoros, soit 7h de travail (traduction, relecture et correction, édition, publication).

 

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